Céramiste autodidacte, Virginie Boudsocq collabore aujourd’hui avec les tables des plus grands restaurants étoilés et palaces français. Ses créations en porcelaine font partie intégrante de l’expérience gastronomique. Chaque année, des chefs de renom à l’image d’Emmanuel Renaut, Yannick Alléno ou Christopher Hache lui font confiance pour imaginer les services qui viendront mettre en lumière leurs créations. Pour la Maison Abelé 1757, l’artiste revient sur son parcours et le savoir-faire unique qu’elle a développé, ses collaborations avec les chefs étoilés et le mariage exigeant entre gastronomie et art de la table.
Comment avez-vous été formée à cette discipline très exigeante ?
Pour être honnête, je me suis formée seule. J’ai découvert cette discipline lors d’un salon de céramique à Anduze (30). Ma rencontre avec Julie About, une artiste qui travaille la céramique et le paper clay*, a été une vraie révélation pour moi.
En rentrant à la maison, je suis allée acheter un pain de terre et j’ai regardé des tutos en ligne. Les courbes de cuisson, les préparations d’émaillage… J’ai tout appris seule. Enfin, presque. Merci Internet (rire). Ça m’a permis de beaucoup, beaucoup potasser. En découvrant la porcelaine de cette façon, j’ai pu développer une technique d’approche du travail et de la terre très personnelle. Moins guidée par les contraintes des cours classiques.
*Paper clay : terre-papier ou argile cellulosique.
Qu’est-ce qui vous fascine le plus dans la céramique ?
Dès le début, j’ai été attirée par l’activité manuelle : toucher la terre, être en contact avec elle, la travailler, lui donner forme… C’est quelque chose que j’adore. Lors de mes études aux Beaux-Arts de Cambrai, j’étais déjà attirée par les peintres matiéristes, le geste, la trace.
La terre me correspond parfaitement et j’ai une vraie passion pour la porcelaine. C’est un matériau capricieux et difficile. Elle est très particulière à manipuler et réagit bizarrement. Ce que j’apprécie vraiment, c’est de pouvoir la déchirer, la maltraiter. Elle se déforme seule sans qu’on ait vraiment besoin de faire quelque chose. La fin de la cuisson est aussi un moment que j’apprécie. Entre le moment où je réalise la pièce et la cuisson, il y a toujours une surprise.
Parfois des bonnes comme une déformation imprévue, une transparence inespérée. Et des moins bonnes avec des fêlures, des cassures, des déchirures… Avec la terre, vous avez toujours des résultats différents. Vous apprenez tout le temps.
À mes débuts, je ne comprenais pas lorsque certains me disaient que la porcelaine était une terre pour les professionnels. Mais cela ne m’a pas empêché d’acheter un pain de terre en me disant « On verra bien ».
Le succès a été au rendez-vous dès le début. Comment expliquez-vous cette reconnaissance si rapide de la part des chefs étoilés ?
Difficile de vous répondre. Il y a une grande part de chance. J’ai commencé à travailler la terre et six mois plus tard, je développais des moules en plâtre avec de la porcelaine de coulage pour faire des bols et des tasses. Mon placard de cuisine était rempli, j’avais offert des tasses à toutes mes amies… Il fallait que ça bouge.
Un jour, mon mari rentre et me dit : « Je connais une dame qui ouvre un magasin de déco dans le sud. À Saint-Rémy-de-Provence. Ça s’appelle Maison Marguerite. Elle adore ton travail ». J’étais furieuse : « Je ne suis pas prête, c’est ridicule. J’ai quatre tasses qui se battent en duel ».
Malgré tout, je me suis arrangée pour lui proposer des modèles. Elle les a tous vendus, dont certains à Christopher Hache, le Chef du restaurant Les Ambassadeurs de l’Hôtel de Crillon à Paris. Avec sa femme Delphine, ils m’ont acheté plusieurs pièces avant de prendre contact pour d’autres commandes.
Dès le début, on a frappé fort en imaginant une assiette « Champignon » pour l’une de ses recettes : une mousse de champignons accompagnée d’un « crumble » très sombre. L’harmonie entre son plat et l’assiette était parfaite. Ça a beaucoup marqué les esprits.
Lorsque vous travaillez pour un restaurant gastronomique, le bouche-à-oreille se crée automatiquement. Cela inspire les autres chefs. Mais tout ceci a quand même pris du temps à se mettre en place. Travailler avec les chefs étoilés vous apprend aussi les contraintes de la gastronomie, leur degré d’exigence, les imperfections tolérables et celles qui ne le sont pas. La cadence n’est plus la même qu’à mes débuts. Il m’a fallu trouver un équilibre entre ma façon de travailler et leurs exigences.
Est-ce vous qui sculptez la matière ou elle qui vous guide dans la création ?
Un peu les deux. Au début, j’essaie de lui expliquer ce que je veux. J’impulse le mouvement de départ. Mais lorsqu’elle cuit, c’est à son tour d’amener ce « quelque chose ». Avec la porcelaine, la grande difficulté est de savoir où s’arrêter.
Lors de la deuxième cuisson à très haute température, la matière prend le relai. Il faut savoir se laisser guider, sans trop en faire. C’est vraiment un travail en commun, une question de dosage. C’est ce qui rend la porcelaine si particulière. Elle possède sa part de décision.
Pourriez-vous nous expliquer votre démarche artistique lorsque vous imaginez et créez pour les restaurants étoilés ?
Il y a toujours des exceptions, mais j’aime rencontrer le chef. Cela me permet d’échanger avec lui, de comprendre sa cuisine, de la goûter. Ce sont des personnes avec beaucoup de talents. Il me faut capter l’essence même de leur personnalité dès les premiers repas. Ce n’est pas toujours évident, mais cela permet d’avoir une idée qui se dessine lorsqu’ils veulent mettre en avant un plat « signature ».
Pour son restaurant de cuisine japonaise « L’Abysse », Yannick Alléno cherchait quelque chose de très artisanal et d’unique. Nous avons échangé sur la composition des menus et des nombreux contenants qui les composent. Le nom du restaurant m’a donné l’idée d’un mouvement qui partirait du fond des mers en trois étapes : la première avec un plat en grès, en référence aux morceaux de coraux. Ensuite, une sorte d’impulsion vers le haut avec le mouvement de bulles. Pour finir par le va-et-vient de l’eau sur le rivage.
Les idées émergent souvent des discussions avec les chefs : les contenants, les ingrédients, l’émotion que l’on doit communiquer…
Pour l’assiette « Champignon », le process était le même. Christopher Hache m’avait expliqué qu’il travaillait avec l’une des dernières champignonnières de la région parisienne pour l’une de ses recettes. C’est comme ça que l’idée m’est venue d’imaginer un champignon à l’envers, avec une cloche en forme de pied. Coup de chance, les proportions étaient les bonnes tout de suite. Pour l’instant, je croise les doigts, mais mes échanges avec les chefs ont toujours matché.
La céramique répond à des étapes bien précises avant de prendre vie. Entre l’idée et la livraison, combien de temps s’écoule pour une création ?
C’est vraiment très variable et en fonction des disponibilités de chacun. La réalisation de la pièce est plus ou moins rapide. Il y a peu d’étapes préliminaires à part quelques esquisses pour moi. Et encore… Entre le dessin et la réalité, il se passe tellement de choses.
En fonction de la météo, une pièce va mettre entre 8 et 10 jours à sécher avant de subir deux cuissons. En général, il me faut trois à quatre semaines pour arriver à un prototype digne de ce nom. Quand tout se passe bien, c’est-à-dire quand le prototype ne casse pas, quand l’émaillage tient… Chaque petit changement peut engendrer facilement trois semaines supplémentaires. À cela, il faut rajouter deux à trois mois pour réaliser 40 à 50 pièces. Pour résumer, entre le moment où je débute le prototype, sa validation définitive et la production, il peut se passer six mois.
Pourriez-vous nous expliquer comment vos créations font partie de l’expérience gastronomique ?
Il y a vraiment plusieurs tendances. Certains chefs vont considérer, à juste titre, que la recette prime. Dans ce cas-là, mon intervention n’a pas ou peu d’intérêt. D’autres sont à la recherche d’une esthétique globale où le plat est sublimé par le contenant. Dans ces cas-là, ils font appel à moi pour créer une émotion supplémentaire. Il y a vraiment deux écoles. Mais la simplicité, c’est très bien aussi.
Pour échanger avec certains chefs, j’imagine que cette collaboration les inspire aussi. Ils ont parfois besoin de magnifier leur recette avec des plats. Et quand ça fonctionne, ce sont de jolis moments. Récemment, j’ai réalisé une assiette « Champignon » pour Emmanuel Renaut pour l’une de ses entrées. Les deux ensemble apportent vraiment quelque chose. Si la recette avait été réalisée dans une assiette tout simple, le rendu aurait été complètement différent.
Pour le client qui vient manger dans le restaurant, il y a un intérêt supplémentaire. L’impression de goûter quelque chose d’exceptionnel : le plat est fait main, c’est une pièce unique, la recette a été élaborée par un grand chef qui sait parfaitement cuisiner ses ingrédients… Un bel équilibre se crée entre le plat et l’assiette.
Aujourd’hui, les chefs sont plus soucieux des contenants qu’ils utilisent. Cela peut leur permettre d’affirmer leur personnalité. Créer pour des trois étoiles revient à les accompagner dans une affirmation de leur cuisine et de leur personnalité. Qu’il s’agisse de chefs étoilés ou non. C’est un mouvement qui n’existait pas il y a vingt ans et qui ne cesse de se renforcer ces dernières années.
Pour découvrir l’univers et les créations de Virginie Boudsocq, rendez-vous sur olgaetc.com et sur son compte Instagram.
Texte – Geoffrey Chateau | Photo – Virginie Boudsocq